Ma sister préférée est venue, elle m'avait vu entrer dans la morgue mais voulait nous laisser un peu seul avant de
s'incruster. Elle lui caressait le front comme on ferait à un enfant, c'était beau. Je lui disais que c'était dommage qu'on n'était pas là quand il a
passé le cap. Elle m'a répondu que je ne devais pas m'inquiéter... et que" now, you've got one more grandfather in heaven ". J'ai ensuite été plier le
linge sur le toit en plein soleil, sous un soleil de plomb. Mais peu importe, ma tête était partie ailleurs, je repensais à ces moments où il nous emmerdait et
pour lesquels on l'aimait autant. Puis, c'était bien de me réfugier dans une activité technique et mécanique telle le fait d'accrocher des couvertures
mouillées sur une corde pour les faire sécher et de plier celles qui étaient déjà sèches... genre d'activités pour lesquelles il ne faut
pas réfléchir ni penser, mais pendant l'exécution desquelles on pense justement à toutes sortes de choses autres que celle qu'on est en train de faire.
Entre-temps, ils l'avaient emmené au crématorium, non loin de Kalighat, sur une charrue tirée par un vélo. Il était 10h30, c'était l'heure de la
pause. J'avais vraiment pas envie de monter sur le toit pour boire ce thé et manger ces éternelles biscottes, j'ai demandé où était le crematorium
exactement, et comme ce n'était qu'à 10 minutes à pied, j'ai laissé mon tablier et j'ai foutu le camp.
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Là, 2 familles indiennes qui venaient faire incinérer un homme et une vieille dame. Puis, à côté,
tout seul sous un drap blanc, mon petit papy qui attendait là, seul, de disparaître à jamais dans les flammes. Les Indiens me regardaient bizarrement ; inutile de le
direet avec leur discrétion habituelle ! Le responsable des crémations m'a demandé ce que je faisais là. Je lui ai dit "Kalighat". Il a compris et m'a
laissé en paix. Puis, ils ont mis le papy dans le four crématoire. Il n'avait aucune fleur, rien du tout, juste ce drap blanc, la seule chose qu'il allait emporter avec lui.
Les deux autres défunts étaient couverts de fleurs, de bougies, de poudre, et de je sais plus tout quoi ...personne de sa famille n'était là bien sûr, si
ce n'est moi, moi qui était le seul à assister à sa cérémonie funèbre pour lui dire un dernier au revoir. C'est tellement glauque et cruel de se
dire que ce petit bonhomme est mort là, ce matin, dans l'indifférence la plus totale, après être resté un mois à Kalighat à se faire
soigner là car plus personne ne le connaissait ou ne voulait de lui Il est mort ce matin et il ne faut prévenir personne, puisqu'il est seul. Son départ ne changera
la vie de personne, personne ne le saura jamais à part nous. Une vie, une histoire, qui s'éteint ainsi dans le silence, dans l'ignorance et dans l'indifférence, sans
témoins, sans aucune personne pour venir lui rendre un dernier hommage. Et il s'en est allé, comme ça, sans rien dire à personne, sans plus rien demander,
à la vie, ni à quiconque. J'étais heureux d'être là, même s'il ne m'a pas vu directement, il le saura peut être par après. Puis
voilà, son petit corps tout frêle a mis 30 minutes à se consumer, puis je ne sais pas ce qu'ils ont fait de ses cendres, mais ils ont enfourné le
deuxième pépé juste après. Je suis rentré à Kalighat. J'ai revu le lit numéro 35 , qui était déjà occupé par
un autre pensionnaire, en me disant " voilà, c'est fini, au suivant "...c'est triste, mais c'est comme ça, la page est censée être tournée. Une de ces
nombreuses pages qui se sont écrites à l'indélébile. Andy est venu chez moi avec un grand sourire, me disant" ok, brother, he is dead now, but the living ones
are waiting for you ...". Et c'est vrai, faut pas s'accrocher, si s'accrocher rime avec stagner, donc je suis redescendu, et hopsc'était déjà l'heure du lunch pour
les malades. Les autres me demandaient où était number 35, car il manquait à la bouffe, ou peut-être car on entendait plus rouspéter? De toute
façon, ils avaient déjà compris, un signe de la tête me suffisait à leur confirmer leurs propres suppositions. Un autre type s'est amené dans le
hall avec une hémorragie monstre du nez, il respirait d'abord difficilement, puis s'est mis à tousser et à éternuer comme une grue... Les sisters
épongeaient ses narines au tampon, ça ne s'arrêtait pas, à l'heure qu'il est, il est aussi peut être déjà parti.
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