Ce matin, je n'avais pas entendu le réveil. Enfin oui, je l'avais entendu au loin, mais j'étais tellement bien que je l'avais claqué et que je m'étais replongé dans mon sommeil encore pendant plus d'une heure. Je me suis réveillé à 7h15, évidemment, j'allais pas être à 8 heures là-bas mais pas grave, c'était la première fois, et puis c'est pas en Inde qu'on va se mettre à courir pour être à temps au boulot, la seule solution est de partir bien à temps mais cette fois-ci, c'était raté ! Je suis allé directement aider les autres à essuyer les malades qui sortaient de la douche, pour les remettre ensuite couchés sur leur matelas de skaï. J'avais remarqué que mon ptit papy n'était pas là, mais, sans plus de questions, car ils avaient tous changé de place. Il devait être à la douche. Puis, ils défilaient de plus en plus, et les patients du bout étaient déjà sortis de l'eau ...toujours pas de papy ... j'avais pas envie de poser la question, j'avais peur de la réponse. J'ai demandé à Andy, " where is bed number 35 "? Et il m'a répondu ce que je m'attendais à entendre...
Photo de Pascal Mannaerts "He died last night ". Un coup, car personne ne s'y attendait, il était toujours plus ou moins éveillé et alerte, surtout quand il s'agissait de se faire remarquer. Son seul problème apparent était la jaunisse et le manque d'appétit. L'âge aussi sans doute, quoique sur sa fiche, il était écrit qu'il n'avait que 55 ans même s'il en paraissait 70. Il est mort à 2h40 du matin, Andy m'a dit qu'il avait l'air paisible, qui l'a transporté ce matin en arrivant à 7 heures, de son lit à la morgue qui est juste à côté de la buanderie. J'ai demandé où était son corps. J'avais envie de le voir, car s'imaginer que quelqu'un que l'on connaissait est décédé, sans même voir son corps, c'est difficile. Et puis, je l'aimais quand même bien celui-là, même s'il était toujours à rouspéter sur tout, sans doute car son sale caractère ressemblait quelque part au mien. Je m'étais évidemment attaché à lui, même si je m'étais dit une fois de plus de ne m'attacher à personne. Même si je sais que ce n'est pas possible... J'étais le seul qui arrivait à tourner ses caprices à l'humour, et donc c'était moi qui m'occupait de lui pour sa nourriture et ses pauses toilettes. Je voulais aller le voir une dernière fois, y avait rien à faire. Il était seul à la morgue, couché, nu sur un banc, les mains jointes sur la poitrine. Qu'est-ce-que j'aurais aimé qu'il rouspète encore une dernière fois. Qu'est ce que j'aurais aimé qu'il insulte encore une fois l'assemblée en hindi quand on le forçait à manger un petit peu. Mais non ... il ne bougeait plus. Comme Andy l'avait dit, il avait l'air tellement paisible, son visage était décrispé, comme s'il était heureux Sans doute était il enfin délivré. Délivré de ce monde où il était seul, malgré lui, malgré la présence des volontaires, sisters et docteurs qui s'occupaient de lui
Photo de Pascal Mannaerts Depuis un mois qu'il était ici, tout le monde s'occupait de lui avec la meilleure attention qui puisse être. Mais ça ne suffisait peut-être pas. On doit s'avouer vaincu, et ça fait bizarre de se dire que même en lui ayant donné le maximum, ce vieil homme n'a pas su trouver la force de se relever et de reprendre goût à la vie. Non, il a préféré ne plus manger et se laisser aller comme une feuille presque morte, emportée par le vent de la vie. C'est son choix, d'ailleurs, à sa place, plus d'un aurait sans doute fait la même chose. Etre seul au monde, sans aucune ressource, pourquoi ne pas alors partir une bonne fois pour toutes ()? Il dormait paisiblement, lui qui avait toujours les traits si durs. Avec son regard acéré, il menaçait à distance les gens qui l'approchaient, mais des qu'on l'approchait avec un drapeau blanc, avec douceur et patience, il changeait alors de visage et devenait tout doux. Ca mettait du temps, et c'était pas toujours facile. Je suis resté longtemps à côté de lui, comme si je lui parlais sans prononcer aucun mot. J'avais même pas l'impression qu'il nous avait quitté, j'avais envie de rester, encore et encore, longtemps à côté de lui. A attendre quoi? Je ne sais même pas... comme si le temps s'était suspendu. Ca faisait du bien de pleurer un bon coup après ces quelques semaines, car les autres fois, elles ne sortaient pas. Je croyais que c'était à cause de la chaleur, mais derrière la porte de la morgue, dans la pénombre, il devait faire plus frais pour l'âme.
Ma sister préférée est venue, elle m'avait vu entrer dans la morgue mais voulait nous laisser un peu seul avant de s'incruster. Elle lui caressait le front comme on ferait à un enfant, c'était beau. Je lui disais que c'était dommage qu'on n'était pas là quand il a passé le cap. Elle m'a répondu que je ne devais pas m'inquiéter... et que" now, you've got one more grandfather in heaven ". J'ai ensuite été plier le linge sur le toit en plein soleil, sous un soleil de plomb. Mais peu importe, ma tête était partie ailleurs, je repensais à ces moments où il nous emmerdait et pour lesquels on l'aimait autant. Puis, c'était bien de me réfugier dans une activité technique et mécanique telle le fait d'accrocher des couvertures mouillées sur une corde pour les faire sécher et de plier celles qui étaient déjà sèches... genre d'activités pour lesquelles il ne faut pas réfléchir ni penser, mais pendant l'exécution desquelles on pense justement à toutes sortes de choses autres que celle qu'on est en train de faire. Entre-temps, ils l'avaient emmené au crématorium, non loin de Kalighat, sur une charrue tirée par un vélo. Il était 10h30, c'était l'heure de la pause. J'avais vraiment pas envie de monter sur le toit pour boire ce thé et manger ces éternelles biscottes, j'ai demandé où était le crematorium exactement, et comme ce n'était qu'à 10 minutes à pied, j'ai laissé mon tablier et j'ai foutu le camp. Là, 2 familles indiennes qui venaient faire incinérer un homme et une vieille dame. Puis, à côté, tout seul sous un drap blanc, mon petit papy qui attendait là, seul, de disparaître à jamais dans les flammes. Les Indiens me regardaient bizarrement ; inutile de le direet avec leur discrétion habituelle ! Le responsable des crémations m'a demandé ce que je faisais là. Je lui ai dit "Kalighat". Il a compris et m'a laissé en paix. Puis, ils ont mis le papy dans le four crématoire. Il n'avait aucune fleur, rien du tout, juste ce drap blanc, la seule chose qu'il allait emporter avec lui. Les deux autres défunts étaient couverts de fleurs, de bougies, de poudre, et de je sais plus tout quoi ...personne de sa famille n'était là bien sûr, si ce n'est moi, moi qui était le seul à assister à sa cérémonie funèbre pour lui dire un dernier au revoir. C'est tellement glauque et cruel de se dire que ce petit bonhomme est mort là, ce matin, dans l'indifférence la plus totale, après être resté un mois à Kalighat à se faire soigner là car plus personne ne le connaissait ou ne voulait de lui Il est mort ce matin et il ne faut prévenir personne, puisqu'il est seul. Son départ ne changera la vie de personne, personne ne le saura jamais à part nous. Une vie, une histoire, qui s'éteint ainsi dans le silence, dans l'ignorance et dans l'indifférence, sans témoins, sans aucune personne pour venir lui rendre un dernier hommage. Et il s'en est allé, comme ça, sans rien dire à personne, sans plus rien demander, à la vie, ni à quiconque. J'étais heureux d'être là, même s'il ne m'a pas vu directement, il le saura peut être par après. Puis voilà, son petit corps tout frêle a mis 30 minutes à se consumer, puis je ne sais pas ce qu'ils ont fait de ses cendres, mais ils ont enfourné le deuxième pépé juste après. Je suis rentré à Kalighat. J'ai revu le lit numéro 35 , qui était déjà occupé par un autre pensionnaire, en me disant " voilà, c'est fini, au suivant "...c'est triste, mais c'est comme ça, la page est censée être tournée. Une de ces nombreuses pages qui se sont écrites à l'indélébile. Andy est venu chez moi avec un grand sourire, me disant" ok, brother, he is dead now, but the living ones are waiting for you ...". Et c'est vrai, faut pas s'accrocher, si s'accrocher rime avec stagner, donc je suis redescendu, et hopsc'était déjà l'heure du lunch pour les malades. Les autres me demandaient où était number 35, car il manquait à la bouffe, ou peut-être car on entendait plus rouspéter? De toute façon, ils avaient déjà compris, un signe de la tête me suffisait à leur confirmer leurs propres suppositions. Un autre type s'est amené dans le hall avec une hémorragie monstre du nez, il respirait d'abord difficilement, puis s'est mis à tousser et à éternuer comme une grue... Les sisters épongeaient ses narines au tampon, ça ne s'arrêtait pas, à l'heure qu'il est, il est aussi peut être déjà parti.



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