Calcutta, Salvation Army, 11 août 2002
Calcutta possède véritablement une espèce de pouvoir d'absorption, de pouvoir aspirant qui peut mener à l'inertie physique. Aura. Léthargie. Je l'ai senti à chaque fois que je me suis posé ici. D'un autre côté, mon cerveau bouillonne en permanence. J'ai sans cesse de nouvelles idées qui me viennent en tête, sans cesse envie d'écrire ou d'échanger mes impressions verbalement. Mon esprit est libre, et de tellement nombreuses idées fusent sans cesse. Parfois, quand j'écris, ma main n'arrive même pas à suivre pour traduire mes mots. Elle est trop lente. Je retrouve cette sensation du nu sur voile blanc, que l'on sent tellement lorsqu'on se trouve largué seul dans des cultures et décors nouveaux et inconnus. Cette espèce de vide et d'espace infini, où le cerveau et son fonctionnement sont les seuls à rester comme repères, sans artifices, et se vident et s'expriment de manière beaucoup plus lucide et profonde, comme une lune dans le désert, en pleine nuit, nageant dans un ciel étoilé. C'est un peu ce genre de paysage intérieur, sans murs ni limites. Les idées et le cheminement intérieur sont alors tellement forts, je vais loin, beaucoup plus loin et profondément dans ma réflexion, je me sens pousser des ailes. Je sens s'ouvrir portes et fenêtres, et je fais entrer l'air frais, tel un ouragan dévastateur qui balaie le superflu et les voiles pour mettre l'intérieur à nu, face à lui-même, les yeux grand ouverts.
Calcutta, Salvation army, 16 juillet 2002
Hier, une énorme bagarre a éclaté à Sudder street. On a appris que c'était entre les dealers de drogue de la rue. Y en a un qui aurait été emmené d'urgence à l'hôpital, j'espère pour lui que c'était pas trop grave car sinon, le pauvre, il a de bonnes chances d'être déjà sur le bûcher de crémation vu l'excellence et la rapidité des samus locaux. Apparemment, c'était car un dealer de la rue avait piqué un client à un autre. Je restais à l'écart avec Raju, à regarder tout ça depuis son buibui qu'il n'allait pas tarder à fermer. Ils étaient bien 40, dont 10 occupés à se taper dessus, avec des cris hurlants dans tous les sens. Un drôle de spectacle. A côté de l'Armée du Salut, y a un famille qui vit dans une petite maison, et j'ai appris qu'un des petits gosses, et je vois très bien lequel en plus d'après la description qu'on m'en a faite, est chargé par ses parents d'aller vendre du shit ou des substituts de coke ou d'héroïne aux gens dans la rue, tant Indiens qu'étrangers de passage. Un Australien s'est même fait proposer, dans un autre domaine, près de l'Indian museum sur Chowringhee, une pipe " by a very nice cute 12 years old girl ". C'était son père, ou son frère. J'ai aussi appris par une autre femme qui vit près de l'Internet où je vais toujours, qu'en fait la mère de Sumir a un mari, qui boit et se shoote toute la journée, sans travail. Et c'est ce type qui envoie sa femme et ses gosses dormir à la rue pour mendier, et l'éventuelle recette qu'elle se fait, lui revient à lui pour assouvir ses faiblesses. Et elle, dort à la rue, ça c'est vrai, puisque je la voyais tous les soirs tard, et tous les matins tôt, encore les yeux fermés sur le macadam de Sudder street. Les conditions de vie crasseuses ...et les infections ...et les maladies ...et les virées à l'hôpital en urgence pour les gosses qui sont en train de crever ...pendant que père-ordure se shoote chez lui!
Photo de Pascal Mannaerts
Photo de Pascal Mannaerts Calcutta, Gare de Howrah, 17 juillet 2002
Les scènes de gare en Inde ont toujours été pour moi un spectacle magique. Les locomotives à vapeur s'échauffent et crachent leur souffle noir dans les airs. Le bruit assourdissant des machines et de cette masse qui se fluide entre les quais et les wagons. La continuité de la carcasse des wagons, de contraste rectiligne avec les fourmis des gens. Le cri strident du train en départ déchire et ponctue le brouhaha ambiant. La bande annonce se répète continuellement. Elle saoule. Je ne comprends même pas ce avec quoi cette voix féminine me martèle le crâne. J'en tombe presque en ivresse. Je me demande l'utilité de répéter ces communiqués sonnant phonétiquement tous de même. N'ont-ils pas encore compris le message ? Ou y a-t-il des nuances dans ce que développe cette bande sonore semblant répétitive ? Les silhouettes se faufilent à contre-jour, entre les corps allongés à terre et les bagages de toutes variétés. Les Intouchables estropiés jonchent le sol. Ils viennent me mendier quelques roupies de leur regard d'enfant. Ils respirent la crasse et la misère. Leurs habits sont en lambeaux, leur âme doit être de même. Leur regard est pathétique, ils semblent à terme, en décomposition. Personne ne se soucie d'eux, ils paraissent invisibles au vu des autres Indiens. L'un d'eux me touche de sa main poussiéreuse pour attiser mon attention. Je me surprends de ce bref contact physique. Cet être est donc palpable.



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