Il se trouve véritablement face à moi. Il existe, je ne suis pas en train de rêver. Je vois en son regard qu'il est homme comme moi. J'ai face à mon être la misère du monde, déclinée dans toute sa splendeur. La pitié m'envahit. Je me questionne, même si je reste conscient que je ne trouverai point de réponses à ces interrogatoires que j'offre à moi-même. Je reste assis, je lui file une bee-dee et un morceau de chiapatti que j'ai dans mon sac. Il me remercie d'un geste bref de la tête. Il part en se traînant sur le sol à la force de ses bras, la chapatti en bouche. Je scrute les quais de la grande gare de Kolkata, et les gestes qui s'y accomplissent. Je suis toujours aussi perplexe. Je réalise que je n'ai toujours pas de répliques aux énigmes que je me posais déjà lors des tout premiers instants que j'ai passé dans ce pays il y a maintenant bien longtemps. Le mystère reste identique. Il se conserve intact. Un enfant aux cheveux crépus m'aborde d'une moue timide. Il a le visage crasseux. Il porte un t-shirt qui lui sert de robe et qui recouvre tout le long de son corps. Son habit devait être blanc, il est aujourd'hui brunâtre, d'un ton presque indéfinissable. Il est troué de partout. Ce petit bonhomme me murmure " rupee, rupee " en inclinant la tête vers la gauche pour mieux me faire craquer. Je rouvre mon sac et je veux lui filer le restant de ma chiapatti. Elle est proprement emballée dans un papier journal. Il n'en veut pas. Il me répète qu'il veut de l'argent et rien d'autre. Il doit, comme le sont bon nombre d'enfants errant en ces lieux, être mandaté par ses parents ou autres supérieurs pour récolter des pièces. Et rien d'autres. Il n'ose apparemment pas accepter la nourriture que je lui propose de partager. Sans doute est-il surveillé. Sans doute est-il quelqu'un non loin, ici en cette gare, qui le domine et le pousse à me demander l'un et à refuser l'autre. Il refuse mes chappattis, alors qu'il doit certainement avoir faim. Je me demandais si ce n'était pas culturel de refuser la nourriture entamée de quelqu'un, mais je sais qu'en Inde il n'en est rien, sauf peut être pour les autoproclamés " purs de caste ". Je range les chiapattis dans mon sac après avoir insisté 3 fois. Je ne comprends pas. Il doit certainement crécher non loin des rails comme les autres, sous des sacs en plastiques échafaudés en tentes de fortunes et censées les protéger de la pluie et du soleil. Sa peau est encore bien plus foncée que celle des Indiens qui peuvent eux se payer un ticket de train pour s'en aller loin d'ici. Très loin d'ici. Des nuées de regards se posent sur moi à la minute. Je suis assis sur le quai numéro 9, dans un coin pour me préserver discrétion, mais il n'y change rien. L'Indien est curieux, et ne refoule guère son intérêt. Il est d'une spontanéité douce et maladroite. Il me fige de ses yeux obscurs pendant de longues minutes sans rien dire, et sans réaliser que je l'observe à mon tour ou que je pourrais éventuellement me questionner sur le pourquoi de son attention si déterminée. Il ne conçoit pas que son regard interrogateur suscite la demande de sa proie en miroir et retour. Si je le fixe à mon tour, il prend quelquefois les devants et vient me converser. Mais la plupart du temps, ce commencement d'échange se heurte à sa timidité, et il se défile tel un enfant craintif ou trop réservé. La foule est immense. Elle est chaos. Elle est vertige pour l'âme. L'essence se confond avec le marasme ambiant. Ma tête tourne. J'ai mal au ventre, je m'allongerais bien à terre. Je suis dans un état second. Je me divague de ce spectacle unique et à chaque fois renouvelé. Il m'enivre à m'en nébuler la tête. Cette Inde est une folie. Une folie d'existence et d'esprit. Une folie créatrice, d'inspiration, mais tout également destructrice. Je me dis souvent qu'il nécessite d'être soi-même personnellement atteint de cette forme d'insensé pour s'y aventurer de la sorte. Et seul, de surcroît. Le renouvellement est intégral. La perte des repères est panoptique et la table est rase. L'équilibre est placé en dernier, la réinvention s'en trouve inévitable, reine brutale et de richesse exquise. La dimension est accédée autre. Et le train entre en gare


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