Mais pourquoi s'en faire ? La vie d'après leur sera-t-elle meilleure ? Virer au fatalisme lorsque l'on voit que le chemin vers
l'amélioration serait tellement long ? Ou commencer goutte par goutte vers l'océan du meilleur ? Le petit garçon marche maladroitement jusqu'au caniveau. Il est nu,
et porte juste une cordelette noire autour de la taille. Cordelette de tradition hindoue qui suppose que par le port d'un tel apparat, l'enfant sera protégé des dieux. Il
court nu, s'accroupit et fait son besoin matinal sur le trottoir, de la manière la plus naturelle qui soit. Il a fini sa petite tâche et retourne jouer auprès de sa
mère endormie, avec un morceau de carton crasseux qu'il a trouvé à côté de celle-ci. Je suis à quelques mètres de lui pourtant, et il ne
m'a pas vu. Je continue ma route. Partout dans les rues, je trouve ces mêmes représentations, ces mêmes visions de cette unique Calcutta. Ces visions de fin de monde ou
à l'inverse, ces images d'humanité encore tellement originaire. Sans doute faut il considérer les deux aspect enchâssés l'un dans l'autre. Se dire plus
justement que bon nombre d'entre eux vivent dans des conditions proches de la fin, sans avoir jamais eu la chance d'évoluer et de connaître autre chose. Ils sont là,
ensommeillés. Au fur et à mesure des minutes, ils se lèvent petit à petit, dans un calme enivrant. La nuit se réveille. Les bruits des klaxons et des
gens qui parlent et crient reprennent. On dirait même que la température monte soudain, mais ce n'est peut-être qu'une impression faussée. C'est sans doute ces
visions de vie renaissante qui font cet effet là. Je m'aventure encore un peu plus loin. Je ne sais pas quelle heure il doit être, je n'ai pas de montre sur moi. Ca me parait
déjà une éternité que je trotte dans la ville. Les premiers rickshaws frappent le pavé des rues. Les premiers chaos sonores de klaxons résonnent
dans ma tête embrouillée et rendue susceptible par le manque de sommeil.
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Je regrette presque que la ville se soit éveillée si vite. Je me confortais dans ce silence et ce mystère. Est-ce
du voyeurisme ? Est-ce un rêve ? Est-ce une curiosité malsaine ? Est-ce un désir de témoigner d'une réalité ? Les avis seraient certainement
partagés. J'en ai ma propre opinion. Affronter l'avis ne me fait pas peur, et le témoignage doit pour moi être intégral en n'importe quelle situation, aussi cru
ou carrément choquant puisse-t-il être. Faudrait il tout passer sous silence au nom d'une autoproclamée pudeur ? Ne serait-ce pas trop facile que de se taire ainsi? La
ville a repris le visage que je lui connais en journée et jusqu'au coucher du soleil. Je suis de retour au New Market. Je vois le clocher du marché, il est 8h15. L'animation
est à son comble, déjà. Les vendeurs de fruits sont prêts, les taxis et les rickshaws aussi. Leur journée a bel et bien commencé. Le cycle a
repris, la routine également. Calcutta se relève une fois de plus, et continue sa vie. Une journée des plus banales, un simple jour, tout comme les autres. Les hommes
et les femmes sont à présent debout et reprennent ce qu'ils ont à faire. Existerait-il pour eux véritablement quelconque alternative? Certains d'entre eux
auraient-ils une possibilité de choix de vie autre ? Ils essaient d'assurer, d'assumer leur existence ici. Ils luttent. Ils foncent. Ils trouvent refuge dans la famille, les liens
inter-humains. Aussi, dans leurs diverses formes de spiritualités et rituels, qui leur font oublier quelque peu leur actualité. Ils n'ont pas le choix de faire autrement.
C'est comme ça. Et c'est tout.
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