Ce matin, j'étais debout avant le soleil. Je voulais être un des premiers à prendre l'éveil dans les rues de Calcutta que j'avais quittée il y a maintenant presque deux ans.
Vers 4 heures, je sors de la Salvation army, encore tout engourdi de ma nuit décidément trop brève. Je m'avance vers le New Market, dans cette rue piétonnière qui ne désemplit pas de monde ni d'animation en journée. Elle est déserte. Juste quelques corps gisent ça et là, encore en vie malgré une apparence de fin et de décadence, recroquevillés sur le bord du trottoir ou dans les encoches des entrées de certains magasins. Un homme balaie la rue, il semble triste. Il me fait juste signe de la main. Je continue. Des corbeaux se régalent des déchets déversés près de l'entrée du marché. Ils mangent des restes de légumes et toutes sortes d'autres pourritures indiscernables et déposées en vrac à cet endroit. Un homme est assis le long de la façade du marché. Il a les cheveux sales et tout ébouriffés, il porte un drap sombre lui couvrant le buste et les épaules. Il tousse à la mort. Ses yeux sont explosés, il a l'air mal en point. J'ai l'impression qu'il va vomir ses poumons sur le goudron de la route. Il vit peut-être ses dernières heures, et personne ne s'en rend vraiment compte. Personne ne s'en soucie non plus. Même pas moi. Photo de Pascal Mannaerts
Je continue. Je m'avance dans ces ruelles petites et évoluant à l'arrière du New Market. Et là me resurgissent ces visions qui m'avaient frappé la première foisles " trottoirs-dortoirs " comme je les avais surnommés. Des dizaines d'hommes et de familles sont étalés en rue à même le sol. Ils n'ont pas de toit. Dénuement perpétuel, de père en fils. Peut-être aussi que certains d'entre eux disposent d'un toit un peu plus loin, mais ont trop chaud dans la demeure et viennent donc coucher en rue. Ils dorment à point fermé. Un enfant se lève et échappe à la vigilance de sa mère endormie, mais peu importe. Ici, les précautions vis-à-vis des enfants sont tellement plus laxisteson s'en soucie moins. Ils sont moins protégés qu'en Occident. Je devrais plutôt dire qu'ils sont moins " surprotégés". Les enfants aussi sont bien plus débrouillards qu'à l'Ouest. Ici, on laisse faire la loi de la nature et de l'Homme. Aussi, leur taux de mortalité est tellement plus élevé que chez nous. Photo de Pascal Mannaerts
Mais pourquoi s'en faire ? La vie d'après leur sera-t-elle meilleure ? Virer au fatalisme lorsque l'on voit que le chemin vers l'amélioration serait tellement long ? Ou commencer goutte par goutte vers l'océan du meilleur ? Le petit garçon marche maladroitement jusqu'au caniveau. Il est nu, et porte juste une cordelette noire autour de la taille. Cordelette de tradition hindoue qui suppose que par le port d'un tel apparat, l'enfant sera protégé des dieux. Il court nu, s'accroupit et fait son besoin matinal sur le trottoir, de la manière la plus naturelle qui soit. Il a fini sa petite tâche et retourne jouer auprès de sa mère endormie, avec un morceau de carton crasseux qu'il a trouvé à côté de celle-ci. Je suis à quelques mètres de lui pourtant, et il ne m'a pas vu. Je continue ma route. Partout dans les rues, je trouve ces mêmes représentations, ces mêmes visions de cette unique Calcutta. Ces visions de fin de monde ou à l'inverse, ces images d'humanité encore tellement originaire. Sans doute faut il considérer les deux aspect enchâssés l'un dans l'autre. Se dire plus justement que bon nombre d'entre eux vivent dans des conditions proches de la fin, sans avoir jamais eu la chance d'évoluer et de connaître autre chose. Ils sont là, ensommeillés. Au fur et à mesure des minutes, ils se lèvent petit à petit, dans un calme enivrant. La nuit se réveille. Les bruits des klaxons et des gens qui parlent et crient reprennent. On dirait même que la température monte soudain, mais ce n'est peut-être qu'une impression faussée. C'est sans doute ces visions de vie renaissante qui font cet effet là. Je m'aventure encore un peu plus loin. Je ne sais pas quelle heure il doit être, je n'ai pas de montre sur moi. Ca me parait déjà une éternité que je trotte dans la ville. Les premiers rickshaws frappent le pavé des rues. Les premiers chaos sonores de klaxons résonnent dans ma tête embrouillée et rendue susceptible par le manque de sommeil. Je regrette presque que la ville se soit éveillée si vite. Je me confortais dans ce silence et ce mystère. Est-ce du voyeurisme ? Est-ce un rêve ? Est-ce une curiosité malsaine ? Est-ce un désir de témoigner d'une réalité ? Les avis seraient certainement partagés. J'en ai ma propre opinion. Affronter l'avis ne me fait pas peur, et le témoignage doit pour moi être intégral en n'importe quelle situation, aussi cru ou carrément choquant puisse-t-il être. Faudrait il tout passer sous silence au nom d'une autoproclamée pudeur ? Ne serait-ce pas trop facile que de se taire ainsi? La ville a repris le visage que je lui connais en journée et jusqu'au coucher du soleil. Je suis de retour au New Market. Je vois le clocher du marché, il est 8h15. L'animation est à son comble, déjà. Les vendeurs de fruits sont prêts, les taxis et les rickshaws aussi. Leur journée a bel et bien commencé. Le cycle a repris, la routine également. Calcutta se relève une fois de plus, et continue sa vie. Une journée des plus banales, un simple jour, tout comme les autres. Les hommes et les femmes sont à présent debout et reprennent ce qu'ils ont à faire. Existerait-il pour eux véritablement quelconque alternative? Certains d'entre eux auraient-ils une possibilité de choix de vie autre ? Ils essaient d'assurer, d'assumer leur existence ici. Ils luttent. Ils foncent. Ils trouvent refuge dans la famille, les liens inter-humains. Aussi, dans leurs diverses formes de spiritualités et rituels, qui leur font oublier quelque peu leur actualité. Ils n'ont pas le choix de faire autrement. C'est comme ça. Et c'est tout.



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